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Force
du témoignage
A défaut d’être un roman, tel que l’a voulu son
auteur disparu prématurément des suites d’un accident
de voiture, « Le premier homme » apparaît
d’abord comme un témoignage de grande importance sur
les conditions de vie au 20ème siècle de la frange
la plus pauvre de la population européenne habitant le
quartier de Belcourt d’Alger. Et la famille d’Albert Camus a
fait partie de ce monde de misère et de dignité
(les deux allant très souvent ensemble) qu’il nous décrit
méthodiquement par cercle concentrique, du plus proche
au plus éloigné.
Le premier cercle, c’est sa mère et son père.
L’utilisation de la troisième personne lui permet de
raconter sa venue au monde le jour même de leur arrivée
à Mondovi (actuel Dréan, près d’Annaba)
après un long et épuisant voyage depuis Alger.
Nous saurons en lisant la suite du texte, que sa venue en ce
monde est totalement imaginée faute de témoignages,
à commencer par ceux de sa mère vivante mais n’ayant
jamais pu dire grand-chose sur cette période de sa vie
ainsi que sur son mari. Mobilisé quelques mois plus tard
pour les combats de la 1ère guerre mondiale, il – le
père d’Albert Camus - est tué à l’âge
de 29 ans par un éclat d’obus reçu à la
bataille de la Marne. L’arrivée à Mondovi et la
venue au monde nous apparait comme l’un des chapitres les plus
vrais et plus beaux. Beauté et vérité qui
viennent paradoxalement du caractère fictif des détails
de ces événements. Détails dont la création
a permis à l’imagination et au style de l’auteur de s’exprimer
pleinement.
Les autres cercles suivent l’un après l’autre: la famille
du petit Albert (sa mère, sa grand-mère, ses oncles
et ses tantes), ses petits camarades de jeux dans les ruelles,
les terrains vagues, les caves abandonnées, la plage
(« Les sablettes ») située en face de Belcourt,
quartier « mixte d’Alger » où vivent côte
à côte (et pas du tout ensemble) les deux communautés,
l’européenne et l’autochtone, et enfin l’école.
Il s’attarde particulièrement sur ses relations avec
quatre familiers : sa mère, aimante et silencieuse, sa
grand-mère, chef de famille sévère et autoritaire,
son oncle Ernest, un bel homme, simple d’esprit et plein de
joie de vivre, son instituteur, guide et père spirituel.
La fin des études primaires marque pour le petit Albert
celle d’une période de son existence où sa vie
est limitée aux horizons restreints de sa famille et
de son quartier. Au lieu d’aller travailler pour soutenir les
siens comme l’a voulu au départ sa grand-mère,
suivant en cela l’usage dans son milieu social, il arrive, en
raison de ses excellents résultats scolaires et avec
l’aide de son instituteur, à passer avec succès
l’examen d’entrée au lycée. Une fois au lycée,
il commence à se détacher tant physiquement, l’établissement,
où il passe la journée entière en demi-pension,
est situé en quartier résidentiel, que moralement,
les voies de la connaissance lui sont désormais grandes
ouvertes, détaché qu’il est de son milieu de pauvres
obligées de consacrer leur temps et de leurs moyens à
la lutte pour la survie.
Les témoignages de l’auteur s’arrêtent là,
c’est-à-dire à sa période de lycée.
Cela a pu lui paraitre suffisant pour expliquer son parcours
exceptionnel d’écrivain, prix Nobel de littérature,
dans la mesure où il est convaincu que sa réussite
« de fils du pauvre », de surcroît orphelin
de guerre, il la doit aussi à l’école publique
comme certains petits Arabes de sa génération.
Il est également vraisemblable que sa disparition prématurée
l’ait empêchée de continuer son œuvre non seulement
en termes de travail d’écriture - le constat est évident
à ce sujet - mais de période de temps couverte
par ses témoignages.
En
tout cas, ces deux hypothèses ne nous paraissent pas
exclusives l’une de l’autre.
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